Daniel Dennett fut l'un des plus importants philosophes analytiques en philosophie de la psychologie et de la biologie. Il défendait pour l'esprit une forme assez radicale de matérialisme qu'on appelait parfois l'instrumentalisme et pour la biologie une défense d'un "naturalisme" darwinien.
Commençons par l'esprit, quoi que cela veuille dire. Toute la philosophie moderne depuis Descartes pose une question simple : si on admet qu'un seul neurone ne pense pas et qu'un neurone de plus ne fait pas une différence, comment peut-on dire que "n" neurones (y compris nos 80 milliards de neurones) "pensent" ou sont conscients de quoi que ce soit ? Combien faut-il de courants dans les synapses pour qu'il y ait un "MOI" ? A quel niveau de complexité émerge l'intelligence à partir d'interactions stupides ?
Ou pour le dire autrement (selon l'image de Ned Block), si on imaginait 80 milliards d'ampoules suivant exactement le même mouvement des échanges électriques ou chimiques de nos 80 milliards de neurones, on aurait du mal à dire que cette vaste guirlande d'ampoules "pense". On peut admettre qu'un microprocesseur que nous avons programmé intentionnellement peut accomplir des fonctions qui représentent donc un contenu que nous pensons mais il est plus difficile d'imaginer comment le cerveau qui n'a été "programmé" que par des mutations et la sélection naturelle ou les interactions avec son environnement dans son expérience peut arriver à une pensée originelle.
La solution de Dennett était parfois plus originale dans sa manière imaginative de la présenter que dans ses conclusions. Nos assemblées de neurones ne pensent pas et pourtant ils ont assez évolué en interaction avec l'environnement pour qu'on ait l'impression qu'ils sont des instruments adéquats pour arriver à des contenus mentaux (ce à quoi on pense) et à une conscience subjective (ce que cela nous fait de penser ainsi de notre point de vue). De même que nous projetons des intentions, des désirs et des croyances à des machines qui n'ont ni intentions ni désirs ni croyances, de même nous sommes des machines qui ont évolué pour former ces modèles d'interprétation y compris à nous-mêmes. Notre pensée est un cercle (voir L'argument de l'homoncule) où nous pensons que nous pensons parce que nous ne pouvons pas ne pas produire des interprétations de nos processus cérébraux comme s'ils étaient des pensées. Ou pour le dire autrement, c'est parce que nous croyons que nous avons des croyances que nous en avons en effet.
Dans les débats sur l'esprit et la psychologie, le Behaviorisme disait que la distinction entre les diverses pensées, croyances ou désirs était obscure et qu'il fallait donc en rester aux données observables des stimulations et des réactions, en jetant un voile sur cette machinerie interne du contenu mental ou du vécu conscient. Le fonctionnalisme avait rétorqué qu'on ne pouvait pas faire l'économie de ces différentes pensées entre les inputs et les outputs comportementales et le fonctionnalisme est devenu la forme dominante de tout le discours de la philosophie des sciences cognitives dans les années 1970. L'instrumentalisme de Dennett prenait au début une formulation très behavioriste (dans Content & Consciousness, 1969) mais en admettant en partie son insuffisance. Il disait que nos pensées étaient en fait des modèles théoriques que nous ne pouvions pas nous empêcher d'utiliser comme normes et descriptions mais que la réalité ultime devait bien rester les systèmes stupides et sans pensées qui les rendaient possibles. L'intentionnalité (le fait que nos pensées soient à propos de quelque chose) n'est pas un fait fondamental ou une propriété originelle de la réalité mais une "posture" (intentional stance), un ensemble de thèses et positions à adopter pour interpréter la réalité.
Le pur et simple matérialisme éliminativiste disait que ce modèle théorique de notre psychologie ordinaire était sans doute faux et incorrect, une mauvaise description qu'il faudrait éliminer. L'instrumentalisme était une forme d'éliminativisme modéré qui disait que ce modèle théorique était une simulation peut-être insuffisante ou vague, confuse mais quand même trop utile pour qu'on puisse prétendre facilement s'en passer de fait. Cela le posait donc dans une sorte de version plus acceptable de l'éliminativisme : Dennett savait à la fois parler à des intuitions du sens commun et provoquer quand il le fallait (et il n'aurait probablement pas aimé présenter une de ses théories comme une version "modérée").
L'idée de fondation et l'évolution
On appelle en philosophie analytique "naturalisme" non pas seulement la thèse que tout est "naturel" et que rien n'est surnaturel mais aussi la thèse que l'ensemble des sciences de la nature doivent pouvoir par elle-même réussir à résoudre leurs problèmes de fondation sans avoir besoin d'une autre science métaphysique qui donnerait des principes fondamentaux au-dessus de ces théories scientifiques. Les sciences doivent se débrouiller pas à pas sans le fondement ultime de la métaphysique (ou bien d'un ensemble de conditions dites transcendantales). Ou comme le dit Willard Van Orman Quine (qui fut le Directeur de Dennett), le lent progrès de nos théories scientifiques doit aussi nous fournir les théories de la connaissance qui a rendu possible ces sciences. C'est un leitmotiv de la pensée contemporaine anti-métaphysique depuis l'empirisme (la connaissance doit dériver des expériences), le positivisme (la connaissance doit se réduire à des relations entre des faits) ou le pragmatisme (la connaissance porte sur ce qui peut avoir des effets et conséquences mesurables dans des actions.
Cela ne voulait pas dire que la philosophie se dissolve dans la science. Comme il le disait, il n'y a pas de science aussi sans quelques "bagages" philosophiques non-examinés et une tâche de la philosophie de tout scientifique doit aussi consister à critiquer ses présupposés et ses impensés.
Dennett était un naturaliste qui fut un adversaire courageux de toutes les "fondations", que ce soit les religions ou bien les thèses métaphysiques sur une conscience qui dépasserait les conditions des sciences de la nature.
Cela le conduisit aussi à des travaux polémiques sur la biologie contre ceux qui voulaient atténuer certaines conséquences du darwinisme. Le darwinisme n'est qu'une théorie scientifique empirique mais même si elle n'a été découverte empiriquement elle pouvait servir à Darwin de substitut puissant pour toute métaphysique. En donnant enfin un moyen d'éviter la notion d'un Dessein de la nature, la théorie de l'évolution par sélection naturelle avait aussi donné un moyen pour interpréter un sens à donner à l'ensemble des processus biologiques et psychologiques.
Sur la liberté, Dennett était (pour simplifier) encore un autre "compatibiliste" qui défendait à la fois une forme de déterminisme scientifique et l'idée que l'évolution des systèmes vivants nous permettait de donner un certain sens quand même à ce qu'on peut choisir d'appeler une "liberté" de la volonté dans un monde entièrement naturaliste. Nous avons évolué en acquérant plus de "liberté" que bien d'autres êtres vivants. Mais cette "liberté" ne devait pas être vue comme un pouvoir métaphysique d'indépendance et elle devait s'insérer dans nos théories scientifiques comme un cas particulier.
Daniel Dennett avait un grand talent de conteur et c'est sans doute ce qu'on retiendra le plus de lui, avec son humour, son imagination et sa grande générosité. Même dans son combat contre les religions, il gardait cette attention espiègle qui le rendait moins sentencieux que certains autres militants de l'humanisme athée.
Sur la page YouTube de Monsieur Phi, on peut entendre sa traduction d'un des récits les plus célèbres de Dennett, "Where Am I?", extrait de Brainstorms.
Il avait écrit de nombreuses narrations, de nombreuses expériences de pensées (ce qu'il appelait ses "Pompes à Intuition") et sa théorie était que ces récits étaient des manières de réinterpréter nos propres pensées pour agir sur elles. Nous étions donc des êtres qui nous formons des fictions et certaines sont plus correctes ou plus commodes. D'autres peuvent être des obstacles. La philosophie doit nous débloquer de certaines de ces fictions (comme des mythes à dépasser ou les récits surnaturels aliénants) mais elle ne prétend pas nous délivrer de tout usage de ces fictions dans son évolution pour se corriger.
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Hommages improvisés précédents : Michael Dummett, Ruth Barcan, Jaakko Hintikka, Hilary Putnam, Saul Kripke.